* Un founou-founou est une petite tornade typique du Sahara Malien.
Avec 30 camarades sans-papiers, j’ai fait la grève de juin 2008 à janvier 2009. Je présente en ce début janvier 2009, à toi lecteur, avec ou sans-papiers, mes meilleurs vœux pour, comme dit le poète, la faim universelle, la soif universelle, nos sommets libres…
Cher lecteur,
Une des particularités de la lutte des intérimaires sans-papiers de Viry-Châtillon est qu’elle a été dirigée par un comité de grève des travailleurs en lutte. Le protocole de fin de conflit a été signé, le 5 janvier 2009, entre ce comité de grève et la direction de l’entreprise. Nous avons été capables de diriger notre lutte, de la gagner (30 régularisés sur 31), par nous-mêmes.
Je crois que c’est parce que nous n’avons pas attendu des sauveurs (syndicats, associations, partis politiques) et que nous nous sommes même opposés à eux lorsqu’ils ont voulu nous déposséder de la direction de notre lutte, la freiner au nom de notre intérêt, que nous avons gagné. J’espère que l’histoire de cette lutte dans l’Essonne sera instructive pour les travailleurs, afin qu’ils dirigent eux-mêmes leurs luttes à venir. C’est une des conditions nécessaires à leur victoire.
Waraa, mai 2009
Quelques-uns des acteurs :
– Waraa, militant sans-papiers
– Bertrand, dirigeant syndicaliste
– Alexandre, militant révolutionnaire
– Chantale, dirigeante syndicaliste et élue locale
– Anne, militante associative
– Jacqueline, militante associative
– Pierre, écrivain et militant associatif religieux
– Bernadette, Maire
– Abdel et Mouloud, syndicalistes.
Merci à toutes les personnes qui sont passées nous soutenir sur le piquet de grève. Nos sincères hommages à l’une d’entre elles qui nous a quittés, fin 2008. Je lui dédie cette brochure et la salue pour le courage qu’elle a montré face à la maladie qui ne l’a pas empêché de participer à nos actions jusqu’au bout.
Merci pour tout ce que tu fis pour nous et repose en paix.
Du Mali à Paris
Je m’appelle Waraa. Je suis né au Mali. J’y ai étudié la comptabilité à l’Ecole Spéciale de Gestion et d’Administration des Affaires (ESGAF), puis occupé quelques emplois. J’ai fait partie de l’Association des élèves et étudiants du Mali et fut secrétaire général des Jeunes Panafricanistes de l’ESGAF.
Arrivé en France en 2001, je suis entré légalement avec un visa touristique. Dès l’arrivée à l’aéroport, il m’a fallu trouver un endroit où dormir. Je me suis rendu au foyer de la Commanderie de la porte de la Villette où je fus hébergé par un compatriote. Le lendemain, je sortis comme les autres pour aller chercher du travail. Nous n’avions pas besoin d’aller trop loin. Des recruteurs venaient à proximité du foyer et nous emmenaient dans leurs camionnettes, pour aller travailler au noir.
Je travaillais à la journée. Je ne savais pas le matin en me levant si je trouverais du travail. Mon visa était valable pour un mois.
Un de mes premiers chantiers : la Bibliothèque François Mitterrand
J’ai travaillé pour une entreprise de nettoyage industriel sur le chantier de la Bibliothèque François Mitterrand, qui était en construction. L’entreprise appartenait à un tunisien, il faisait de la sous-traitance. Je lavais les vitres, transportais du matériel en le portant sur le dos, en montant et descendant à pieds huit étages. En travaillant pendant trois mois, j’ai gagné assez de sous pour me faire faire une fausse carte de séjour pour 1500 FF (environ 200 euros).
Sur le chantier de la Bibliothèque François Mitterrand, j’ai été repéré par un ivoirien, Armand. Son entreprise était aussi en sous-traitance avec la société TQ4, une des grandes entreprises de nettoyage en France. J’étais très mal payé et Armand disait avoir une proposition plus intéressante à me faire. Il m’a proposé de devenir chef d’équipe pour lui. Il me fit travailler dans le quartier d’affaire de La Défense, à la tour Le Cœur de La Défense. Ce chantier, sur lequel je travaillais donc en sous-traitance pour TQ4, appartenait à Bouygues.
Mon travail consistait à recruter d’autres sans-papiers qui comme moi avaient du mal à trouver du travail, à pointer les arrivées et les heures travaillées par les gars sur le chantier, à planifier leur travail. Les heures supplémentaires n’étaient pas payées. Souvent, on travaillait 24 heures d’affilée : je commençais à 7 heures du matin, finissais à 7 heures le lendemain matin, rentrais chez moi puis, le même jour, revenais à 14 heures pour travailler jusqu’à 20 ou 21 heures, et recommencer à 7 heures, le lendemain matin. TQ4 a fait venir d’autres boîtes de nettoyage en sous-traitance car Bouygues voulait finir le chantier dans les délais, alors que du retard avait été pris. Une cinquantaine de sans-papiers furent recrutés pour accélérer le travail.
On n’avait pas de syndicat. Sur le chantier, nous étions quasiment tous africains, dont deux maghrébins, l’un chef d’équipe et l’autre conducteur d’engins. On a eu des problèmes de paye. Comme je l’ai dit, TQ4 avait le marché, mais le sous-traitait à Tenlos, l’entreprise d’Armand. Parfois, Tenlos payait avec un retard d’un mois, sans fiche de paye, et le salaire n’était pas complet.
C’est là qu’un autre responsable de TQ4 m’a repéré. Un chargé d’affaire de cette entreprise voulait me recruter. Lors d’un entretien, ils se sont aperçus que je n’avais pas de papiers. Ils ne pouvaient donc pas m’intégrer dans l’équipe prévue. Cependant, le chargé d’affaire m’a proposé de travailler, avec ma fausse carte de séjour, pour une autre entreprise qui, soi-disant, appartenait à son ami. Ils ont accepté de me recruter pour cette société. C’était une société de démolition. J’ai fait des chantiers à Levallois, à la tour PB12, près de La Défense, à Paris près de la rue de Solférino pour un chantier du grand groupe Petit.
Au total, nous étions une quarantaine à travailler sur ces chantiers. Seuls deux ou trois avaient des papiers.
Nous travaillions toujours sous les cris des chefs. Pas le droit de répondre au téléphone. Impossible d’aller boire deux fois dans la journée sans avoir la remarque “Tu passes ta journée à aller boire !” En plus du poids du sac de gravats sur le dos, on devait supporter de se faire hurler dessus.
Sur un chantier, on nous a fait démolir des bâtiments pleins d’amiante. Sans aucune protection. Normalement, les bâtiments auraient du être désamiantés avant leur démolition. Et nous n’aurions dû intervenir qu’après le désamiantage. Dans les faits, on a détruit des bâtiments désamiantés en partie seulement.
La responsabilité de la démolition était confiée à un ouvrier, chef d’équipe de fait…, mais sans la paye correspondante, et cela avec de multiples accidents. Il n’y avait aucune coordination entre les différentes équipes, les règles de sécurité n’étaient pas respectées. L’un d’entre nous a voulu soulever avec un pied de biche des cloisonnements de vitres. La vitre s’est brisée et un éclat l’a blessé au mollet. Il y avait du sang partout. Cela a nécessité l’intervention des pompiers. Les chefs ont demandé qu’on évacue les lieux et qu’on se cache. Ils nous ordonnaient de ne surtout pas décliner notre identité à l’inspection du travail, appelée par les pompiers.
En effet quand un inspecteur du travail arrive, il cherche habituellement les consignes de sécurité mais en plus, parfois, il peut faire un contrôle d’identité.
J’étais “chef d’équipe” du blessé. Je voulais témoigner et suis resté dans ce but, bien que n’ayant pas de papiers. Il n’y eut pas de contrôle d’identité. Le blessé, était le seul de l’étage à avoir des papiers.
Je me permets au passage un petit saut vers le futur…
L’hypocrisie de l’État face au système des vrais-faux papiers
Le nom que je lus sur les papiers du blessé, je le retrouvai 5 ans plus tard sur la liste des grévistes de chez G. dont je parlerai plus loin en détail. Or ce nom était trop rare pour qu’il s’agît d’une coïncidence, c’était forcément le nom de la même personne. Mais le gréviste portant ce nom n’était pas le blessé du chantier. Je me permis donc de demander discrètement au camarade gréviste des nouvelles du blessé. Il me répondit qu’il travaillait toujours dans le Bâtiment, et qu’ils sont plusieurs à travailler sous son identité, donc avec le même numéro de Sécurité Sociale et plusieurs cotisations mensuelles, chacun étant déclaré dans une entreprise distincte.
Aucun ne peut faire un arrêt de travail à son nom, ni toucher des indemnités chômage, par peur de déclencher une enquête. Mais bien sûr, sans enquête, les organismes de l’État qui sont concernés savent que plusieurs personnes travaillent sous la même identité, mais tant qu’il s’agit d’encaisser les cotisations, ça passe. Dans l’autre sens, quand il s’agirait de verser des prestations, des scrupules naissent, cela nécessite des enquêtes. Ceux qui travaillent sous une fausse identité remplissent tout de même une déclaration de revenus, à leur vrai nom d’un montant de 0 euros pour laisser une trace de leur présence en France pour une année, document qui appuiera leur future demande de régularisation. Mais les revenus qu’ils ont reçus sous un faux nom sont inscrits sur la déclaration de revenu faite à ce nom. Cette déclaration fait donc apparaitre plusieurs salaires d’une seule personne qui aurait travaillé au cours d’une même année, à temps plein, à temps partiel, en CDI, en CDD, pour différentes entreprises, et même une mairie. Les services de l’État savent qu’une seule personne ne peut travailler plus que 24 heures par jour, mais cela ne les gêne pas de participer à ces déclarations frauduleuses.
Nous partageons bien sûr l’impôt à payer avec le camarade qui nous prête son nom. Ce système fait que nous payons des impôts en permanence sans pouvoir jamais recevoir les prestations auxquelles nous devrions avoir droit.
Revenons sur le chantier.
Mon premier licenciement : une sanction disciplinaire
Dans l’entreprise de démolition, j’avais un CDD d’un an. C’était mon premier contrat écrit. Face à tous les problèmes, évoqués plus haut, qui surgissaient entre salariés et chefs de chantier, je commençais à réagir. Un conducteur des travaux a commencé à repérer mes interventions, il ne les appréciait pas. Je devenais pour lui un élément récalcitrant. Effectivement, je demandais des gants, des masques et que les règles de sécurité les plus élémentaires soient respectées.
J’ai été licencié au bout d’un an et demi. Motif officiel : fin de chantier, en réalité, une sanction disciplinaire. J’avais fait des dizaines de chantiers. Celui-ci se termina par un licenciement.
Tour Gambetta, Gare de Lyon
J’ai commencé à chercher du travail par les boîtes d’intérim. L’une me proposa d’aller faire du nettoyage industriel à la Tour Gambetta, Gare de Lyon, après présentation d’une simple photocopie d’une pièce d’identité française et sans certificat de travail.
Ma feuille de mission remplie, rendez-vous est pris avec le patron, devant la tour Gambetta, Gare de Lyon. Nous sommes deux intérimaires. Le patron nous amène dans un local technique (au lieu d’un vestiaire) où nous nous changeons. Nous montons sur le toit de la tour de quatorze étages pour vérifier la nacelle. Nous recevons un talkie-walkie, moyen de prévenir la sécurité en cas de problème. Nous nous retrouvons à deux dans la nacelle et après une heure ou deux de nettoyage des vitres, la nacelle se bloqua entre le 11ème et le 12ème étage, la commande de la nacelle ne fonctionnait plus. Nous ne pouvons ni monter ni descendre. Nous appelons la sécurité qui cherche pendant des heures une solution, en vain. Le patron est prévenu, il arrive en hâte, courant dans tous les sens. Il semble inquiet. Nous sommes tous dans le pétrin, à différents points de vue. Sans papiers, je risque d’être placé en centre de rétention et expulsé. Lui risquait d’être mis en cause : avait-il fait respecter les consignes de sécurité, les vérifications techniques pour la nacelle, savait-il qu’il employait un sans-papiers ? Il avait raison de s’inquiéter car comme dit plus haut, la boîte d’intérim m’avait envoyé sans m’avoir demandé de certificat de travail ni mon habilitation à monter dans une nacelle. Finalement des pompiers sont descendus par une corde jusque dans la nacelle, nous ont fixé des harnais et nous ont descendus le long d’une corde jusqu’au sol. Je ne suis jamais parti en vacances à la montagne, mais j’eus ma première aventure d’alpiniste. Je n’ai pas manqué de demander aux pompiers de m’envoyer leurs photos de la scène pour en garder un souvenir, ce qu’ils ont fait.
La boîte d’intérim mit fin à ma mission, il a fallu que je me batte pendant une semaine pour que cette journée me soit payée.
Mon arrivée à G. comme intérimaire
J’ai cherché du travail dans une autre agence d’intérim, sur le boulevard Magenta, que j’ai surnommé boulevard de la honte, expression reprise dans le titre d’un article du journal Le Monde consacré à notre grève. Cette fois-ci je me présentais avec la carte d’identité française d’un cousin.
Outre le cousin qui travaillait sur deux emplois (comme éboueur pour une mairie et dans une société de nettoyage), ses deux frères travaillaient déjà avec cette même carte d’identité. Ils travaillaient comme moi dans le secteur du Bâtiment et des Travaux Publics.
Une boîte d’intérim m’a proposé d’aller travailler comme terrassier. On aurait du me demander un certificat de travail, attestant mon expérience dans ce métier. Je ne savais même pas ce qu’était un terrassier. Mais la boîte d’intérim ne me demanda rien. Être terrassier, c’est simplement avoir la force de manier la pelle et la pioche. Le travail consistait à casser avec le marteau piqueur, de 7 heures du matin jusqu’à 16 heures, et creuser des trous d’un mètre quatre-vingt toute la journée, 3 ou 4 trous par jour au minimum. Je commençais donc à travailler comme terrassier chez G. en 2004.
Conscient de la précarité de ma situation : intérimaire et sans-papiers, je devais non seulement ne pas me mettre à dos le chef de chantier, mais travailler deux fois plus que les autres et faire profil bas.
Le chef de chantier ne savait pas que j’étais sans-papiers.
Après deux ans, j’ai décidé d’arrêter de travailler sous le nom du cousin car j’avais finalement gagné la confiance du chef de chantier qui appréciait mon travail. J’ai recommencé à travailler avec la fausse pièce d’identité qui portait mon vrai nom. Ce changement de nom du jour au lendemain, avec de faux papiers, au vu et au su de la boîte d’intérim et de mon chef de chantier, n’a posé aucun problème. Le chef de chantier disait qu’il allait s’arranger avec la boîte d’intérim, ce qui fut fait. Les collègues du chantier se sont eux aussi habitués très vite à mon nouveau nom sous lequel je suis devenu aide-plombier. Je changeais des compteurs, des colliers, posais des paragêles, faisais le tirage pour remplacer les tuyauteries en plomb.
J’ai demandé une formation pour passer le CACES pour la conduite d’engins, que j’effectuais quand je faisais le tirage. Cette proposition n’a pas plu à la responsable de la boîte d’intérim qui m’a toujours dit que même si j’y avais droit, elle ne pouvait pas m’y envoyer, car je n’avais pas de papiers.
De plus, il y eut à partir de juillet 2007 un durcissement des contrôles sur les boîtes d’intérim, initié à cette époque par le ministère de l’immigration. Tout cela m’a conduit à être le premier sur les listes de ceux dont le CDD ne fut pas renouvelé.
Après trois ans et demi, j’ai donc été licencié en 2007 sous prétexte que je n’avais pas de papiers.
Les contrats n’étaient pas établis avec exactitude, ils étaient souvent signés tardivement, juste avant ou après la date de fin de contrat officielle. Ce système permettait de pouvoir nous licencier du jour au lendemain. C’était mon deuxième licenciement, il était justifié verbalement par ma situation de sans-papiers. Les motifs invoqués dans les deux lettres de licenciement étaient : fin de contrat de chantier pour la première et fin de mission après trois ans et demi pour le deuxième.
C’était la goutte d’eau qui fit déborder le vase !
En route vers la grève
Le chef de chantier de chez G. m’a proposé de continuer en empruntant les vrais papiers de quelqu’un d’autre et en m’inscrivant dans une autre boîte d’intérim. Certains d’entre nous le firent. J’ai refusé pour ne pas simplement déplacer mon problème car j’avais déjà demandé à mon conducteur de travaux de faire une démarche administrative pour ma régularisation. Sachant qu’il y avait beaucoup de sans-papiers qui pourraient prendre exemple sur ma demande, ils ont refusé de faire les démarches.
Finalement, je me suis inscrit sous un troisième nom avec des vrais papiers d’emprunt dans une autre société du Bâtiment, TJFR, tout en restant en contact avec les camarades de chez G. qui avaient accepté de revenir travailler pour ce groupe sous un autre nom et en passant par une autre boîte d’intérim.
Je contactai également ceux qui avaient été licenciés comme moi pour leur demander d’agir.
J’ai proposé à tous ces camarades d’aller protester contre ces licenciement à la boîte d’intérim, pour dénoncer son hypocrisie complice de celle du groupe G.. Mes camarades étaient d’accord sur le fond, mais redoutaient les représailles.
Le 15 avril 2008, une vague d’occupation d’entreprises par les sans-papiers est organisée par l’UL CGT de Massy et Droit Devant. Je saisis l’occasion du licenciement du plus ancien des intérimaires sans-papiers (10 années chez G.) pour allonger ma liste de contacts parmi les travailleurs sans-papiers de chez G.. J’explique aux camarades que si on ne fait rien, personne ne sera épargné par les licenciements, puisque le plus ancien lui-même était licencié, alors qu’il revenait chez G. sous un autre nom par le biais d’Adecco. C’est ainsi qu’ils prennent conscience qu’il faut rejoindre le mouvement des sans-papiers. Cela démontre l’espoir qu’a suscité ce mouvement, que nous étions très nombreux à vouloir rejoindre. Le moment était venu de mettre fin à toute cette hypocrisie.
Un autre coup s’était ajouté à tout cela, la mort de mon père.
La mort de mon père et autres tranches de vie de sans-papiers
Mon père était un ancien combattant de l’armée française. Non seulement il n’était pas favorable à mon départ pour la France, mais il tenait à m’expliquer que partir non seulement ne résoudrait pas mon problème, mais que j’allais repartir à zéro avec d’autres dans la même situation que moi. Pas seulement des africains.
Aujourd’hui mon père n’est plus, ce père qui s’est battu pour la France et reçut comme récompense une carte d’ancien combattant, délivrée par la France en 1982 à tous ceux qui ont servi l’armée française et un petit pécule comme pension. Il est décédé le 31 janvier 2008, ayant toujours en mémoire ses faits d’armes et ses séjours en France dans le cadre de ses missions.
On m’annonce le décès de mon père la nuit du jeudi. Je ne pouvais retenir mes larmes toute la nuit face à ce malheur et à ma condition de prisonnier de la France, privé de la liberté la plus élémentaire qui est simplement la libre circulation pour rendre un dernier hommage à mon père ! Le pire c’est que le matin, je devais reprendre le travail, me contenter simplement d’informer le chef de chantier que je venais de perdre mon père. Le chef m’a demandé de prendre mes congés le jour même, précisant que les jours me seront payés par la sécurité sociale. Simplement, il ne savait pas que je n’avais pas de papiers !
Je lui réponds : “ça peut aller”. Je ne lui ai pas dit que, travaillant sous un nom d’emprunt, il m’est impossible de fournir les justificatifs pour obtenir le congé, car je risquerais de perdre mon emploi. De ce fait, je reprends ma pelle et ma pioche, les larmes aux yeux. A chaque larme qui coule, mon cœur se durcit de colère aux souvenirs du père, qui défilent sous mes yeux toute la journée.
De la prison où je vis depuis 8 ans, je me contente avec un cœur plein de douleur, de faire mes condoléances. Encore une fois, papa, que la terre te soit légère, ton fils, si loin et si triste, est près de toi.
Ajoutez à cela l’accouchement de ma femme en 2006. Je travaillais chez G., mais je ne pouvais pas bénéficier de congés paternité. Cela aussi, j’y avais renoncé. Quand je suis malade ou blessé, je suis obligé de serrer les dents. Cinq à six ans de travail, sans arrêt, sans congés…, nos chefs de chantier le savent très bien. Les indemnités chômage, je n’en rêve même pas ! Oui, c’est ça aussi la vie d’un travailleur sans-papiers. Privé de toutes les libertés : on se cache pour travailler, on se cache pour circuler, et on n’a pas le droit de se promener n’importe ou, n’importe quand, n’importe comment, car nous sommes des proies. Chaque sans-papiers est un prisonnier, et chaque prisonnier a une histoire, qui a besoin d’être racontée. Je me donne pour devoir de raconter celle de mes camarades de chez G., qui ne font pas exception à la règle. Voici des épisodes de la vie de deux d’entre eux.
Moussa est arrivé en France quand il avait 20 ans. Il en a aujourd’hui 40, il est toujours sans-papiers. Il a été expulsé trois fois. Il s’est retrouvé menotté, la bouche bâillonnée afin de l’empêcher d’interpeler les passagers de l’avion. Il est allé plusieurs fois en prison en France, quinze mois en tout, pour avoir résisté à d’autres tentatives d’expulsion. Comme les autres, il travaillait avec une fausse carte, et fut arrêté arbitrairement par la police, pour contrôle d’identité.
Moussa est finalement libéré, mais il écope de dix années d’interdiction de séjour sur le sol français. Tenez-vous bien, sous le coup de cette interdiction, Moussa travaillait. Il versait des cotisations sociales et il payait des impôts que l’Etat encaissait. Son interdiction de séjour a expiré en juin 2008. Quelle hypocrisie !
Ousmane, né à Sadiola dans une famille paysanne, fut attiré par la mine d’or de cette ville, exploitée par la SOMADEX (Société Malienne d’exploitation), filiale de Bouygues. Il y a travaillé comme manœuvre parmi ces gigantesques machines qui dévorent les paysages, pour un maigre salaire qui permet juste de subsister. Le reste du fruit de la production va dans les poches de Bouygues et de ses partenaires maliens. La population ne reçoit que les dégâts sur l’environnement, la pollution… La population ne connait pas encore tous les effets de ces produits chimiques. Il n’y pas d’hôpital digne de ce nom, de réseau routier, etc… Ousmane a quitté son Sadiola natal malgré lui, mais s’est promis d’y retourner car, me disait-il, c’est à la jeunesse de faire la gloire de Sadiola, de la bâtir à son image. C’est Ousmane qui recevra les coups des cadres de G. et sera envoyé à l’hôpital, nous verrons plus loin dans quelles circonstances.
Les préparatifs de la grève
J’ai décidé d’organiser une rencontre dans un café. Nous fûmes trois la première fois. J’avais une liste d’une quarantaine de camarades (comptés une seule fois chacun malgré nos multiples identités !). Ils avaient donné leur accord pour se joindre à nous ultérieurement. Sur les conseils de syndicalistes rencontrés lors des manifestations qui ponctuaient le mouvement des sans-papiers, je suis passé, avec ma liste, à L’UL-CGT de Viry-Châtillon pour expliquer notre situation. Pouvaient-ils nous aider ? Pourrions-nous faire partie des entreprises occupées lors de la prochaine vague de grève ? Ils nous répondirent qu’ils ne pouvaient pas nous laisser partir en grève car ils manquaient de militants pour piloter le mouvement.
Avec un camarade nous avons assisté, au côté de 2000 autres sans-papiers, le 12 juin au grand meeting de la Halle Carpentier. Les orateurs, parmi eux Bertrand, annonçaient, sous les applaudissements enthousiastes des sans-papiers, une troisième vague de grève avec occupation. Comme d’autres, nous avons donc donné aux organisateurs le nom de notre entreprise avec la liste des sans-papiers prêts à l’occuper pour demander leur régularisation. J’étais heureux d’avoir un bon contact avec Bertrand, ce qui me donnait de l’espoir. Pour moi, Bertrand était LE sauveur. Il m’a dit qu’il me rappellerait pour prendre rendez-vous. Il ne m’a pas rappelé. De même, j’ai recontacté à de nombreuses reprises, en vain, l’UL-CGT de Viry. Je tenais mes camarades informés chaque jour de mes démarches. N’ayant plus d’espoir dans la CGT, je contactai Droit-Devant, co-organisateur des deux vagues de grève et du meeting du 12 juin. Droit-Devant nous propose de passer les voir la semaine d’après, ce que nous avons fait. Une vingtaine d’entre nous adhère à leur association. Ils nous demandèrent de patienter et d’attendre que vienne notre tour pour nous mettre en grève. Je ne pouvais plus attendre et rester dépendant de leurs atermoiements. J’ai décidé de convoquer une assemblée des sans-papiers pour leur proposer de lancer nous-mêmes notre mouvement.
Une Assemblée Générale s’est tenue le 28 juin dans un foyer de travailleurs africains, elle a réuni 38 camarades sans-papiers.
J’ai expliqué aux camarades que nous sommes simplement des travailleurs, la force vive de la société, une puissance qui ignore son pouvoir. Avoir peur des représailles aujourd’hui, c’est ignorer le fait qu’on souffre déjà de ces représailles.
Avant cette assemblée, j’avais adressé le 23 juin une lettre à la direction de l’entreprise du groupe pour l’informer de notre situation et solliciter une rencontre en toute urgence, pour mettre fin à cette situation qui durait depuis 10 ans. Cette lettre était restée sans réponse.
J’expliquai aux gars que la CGT et Droit Devant ne pouvant pas nous aider, nous devions décider par nous-mêmes de nous mettre en mouvement ou pas. Prenons l’initiative de la grève, les appareils nous suivrons ! Pour gagner notre liberté, qui n’a pas de prix, nous ne devons pas avoir peur de prendre des risques. Nous devons le faire pour nous, et nous servirons d’exemple pour ceux qui sont encore dans la crainte. Nous avons voté la grève avec occupation du site à Viry. Certains voulaient l’occupation des boîtes d’intérim. J’expliquai qu’occuper directement le siège de G. qui nous employait depuis 10 ans sans interruption aurait plus de poids que l’occupation dispersée des différentes boîtes d’intérim. Les syndicalistes nous avaient aussi conseillé d’occuper les boîtes d’intérim. Mais nous voulions mettre l’entreprise qui nous utilisait face à ses responsabilités.
Nous avons décidé qu’à partir du lundi 30 juin, nous occuperions le siège du groupe G. à Viry-Châtillon. Cette décision, comme toutes celles que nous avions prises ne devait être connue que de nos camarades.